Okba Bellabas, avocat en droit des affaires, spécialiste du transport maritime, a bien voulu nous apporter un éclairage, dans cet entretien qu’il nous a accordé, sur le décret exécutif n° 20-348 du 23 novembre 2020 fixant les conditions d’exercice des activités auxiliaires au transport maritime, à l’origine d’appréhensions et d’incompréhensions chez les professionnels du secteur, un texte non dénué de couacs et de contradictions.
Maghreb Info : Que pouvez-vous nous dire sur le décret exécutif n° 20-348 du 23 novembre 2020 fixant les conditions d’exercice des activités auxiliaires au transport maritime ?
Okba Bellabas : J’estime que ce texte est incompréhensible dès lors que le président de la République a posé un acte fort en abrogeant le 49/51 en décembre 2019 et ce fut son premier acte en matière de politique économique. Il s’agit, selon moi, de signes contradictoires. J’ajouterai que ces activités sont régies par un décret datant de l’année 2009, amendé en mars 2019. Nous pouvons dire déjà que cela crée une instabilité dans le secteur même pour les opérateurs nationaux. Cette instabilité n’arrange personne, y compris ceux qui pensent en profiter pour prendre la place de ceux qui risquent de partir.
Puis, si nous tâchons de regarder les choses concrètement, nous constatons que les étrangers contrôlent principalement les lignes régulières (conteneurisées) et rien ne changera pour eux, hormis le fait de figer leur capital. Le reste du marché (tramping) est essentiellement contrôlé par les Algériens. Dans le conteneur, il n’y aura pas de nouveaux entrants, sauf à la marge, donc ça ne changera rien.
Concernant les courtiers, cela ne changera rien non plus dans la mesure où une grande partie du courtage mondial est entre les mains de quelques courtiers à Londres ou à Paris. Il s’agit d’entreprises qui ont plus de 100 ans d’existence qui vous trouvent, en un temps record, le navire que vous souhaitez au port de départ souhaité et pour la destination souhaitée. Un courtier, c’est quelqu’un qui a le numéro de téléphone de plusieurs centaines d’armateurs dans le monde, qui a les moyens de payer un service de localisation de navire précis et non pas les sites gratuits qui sont approximatifs. Il faut des personnes qui connaissent de manière minutieuse le contrat (charte-partie). En réalité, les courtiers vont sous-traiter le service aux étrangers. Un bon courtier, ce n’est pas 5 ans dans le secteur maritime, c’est plutôt des années de pratique, ça ne se décrète pas.
Quelles sont les activités auxiliaires au secteur maritime soumises à ces nouvelles conditions et qu’est-ce qui va réellement changer pour ces activités ?
Les auxiliaires de transport maritime visés par le décret sont les suivants : la consignation de navire ; la consignation de cargaison ; le courtage maritime ; le groupage – dégroupage de marchandises ; la commission de transport.
Les trois premières activités sont déjà régies par le code maritime de 1976, modifié et amendé. La commission de transport est, elle, régie par les articles 37 et suivants du code de commerce. Quant au groupage – dégroupage, ces activités sont régies par le droit commun et indirectement par le code de transport maritime. Pour rappel, le décret fixe l’accès à ces professions et les conditions d’octroi de l’agrément. La nouveauté consiste, principalement, en la double condition de nationalité algérienne et de la résidence en Algérie des personnes ayant le droit de diriger une société qui prétend à un agrément.
Concrètement, un Algérien résident à l’étranger ne peut pas avoir le droit d’exercer les professions visées par le décret en tant que gérant/directeur, ce qui crée une discrimination entre les Algériens résidents et ceux non-résidents. Ceci est tout simplement inconstitutionnel. Mais pour rappel, l’ancienne réglementation impose aussi la résidence et la nationalité pour qu’une personne physique ait l’agrément.L’autre nouveauté est l’interdiction faite à un investisseur étranger d’avoir un agrément. Ce décret ne touche toutefois pas les entreprises étrangères déjà implantées en Algérie, mais de facto bloque toute possibilités pour elles de modifier leurs actionnariats ou même d’augmenter leur capital. En effet, toute modification statutaire touchant au capital ou à la structure actionnariale ou dirigeante oblige les entreprises étrangères à se conformer à la loi, et donc à vendre la totalité de leur capital. Il s’agit en réalité d’abandonner leur entreprise.
Un autre changement majeur à signaler est celui de la suppression de l’obligation de formation remplacée par une expérience dans le secteur d’activité adjointe à un diplôme universitaire dans toute autre discipline. La cause est la non-création d’une formation depuis 2009. Enfin, une enquête de moralité peut être diligentée. L’enquête de moralité est large et par conséquent floue et ouvre ainsi la voix aux possibilités de refus discrétionnaire.
Ne pensez-vous pas que cette nouvelle réglementation participe à réorganiser ce secteur au regard du nouveau modèle économique national ?
Nous pouvons lire à travers l’exposé des motifs du projet de décret que le but consiste à créer une économie algérienne de ces activités. Mais disons-le clairement, les activités de consignation de navire et de marchandise sont déconnectées de l’international, et sont des activités qui s’exercent complètement sur le territoire national. Par contre l’activité de groupeur-dégroupeur ou de commissionnaire est une activité de réseaux nécessitant la maitrise des pays de provenance de la marchandise et d’avoir des bureaux à l’étranger ou un réseau étoffé.En effet, grouper des marchandises suppose d’avoir au même moment plusieurs expéditeurs pour la même destination et vice versa. C’est la raison pour laquelle cette activité est exercée par des étrangers ayant des bureaux dans le monde entier. Elle suppose également d’avoir des centres de dépôt et de collecte de marchandises, de maîtriser la logistique et tous les moyens de transport, pas seulement un. De plus, l’exposé des motifs indique que les étrangers exercent en ce moment hors de tout cadre légal. Cela est faux car l’activité n’était pas soumise à agrément donc par essence était libre et par conséquent soumise au droit commun (Code du commerce, Code civil et Code de transport maritime).
D’ailleurs, ce document énonce qu’il crée deux activités, celle de groupeur-dégroupeur et de commissionnaire, sauf que l’activité de commissionnaire existe déjà et elle est régie par le code du commerce comme je l’avais évoqué plus haut. Celle de groupeur-dégroupeur existe aussi, c’est une activité de transport car ces auxiliaires sont considérés comme des transporteurs délivrant des titres de transport de la marchandise (connaissement, lettre de voiture).
Il vise en outre la suppression de transferts de dividendes vers l’étranger et permettent le contrôle efficace de l’exercice de ces activités. S’agissant du contrôle, c’est déjà le cas étant donné que les sociétés à capitaux étrangers sont de droit algérien et soumises au droit algérien. Quant au transfert des dividendes, il faut aller jusqu’au bout et décréter l’interdiction des sociétés à capitaux étrangers. Ce n’est pas sérieux.
En outre, le même document énonce que ces activités sont exclusivement exercées, dans beaucoup d’autres pays, par des nationaux. Personnellement je ne connais aucun pays de la sorte, sauf peut-être quelques pays dont l’économie est complètement fermée.
Enfin, il suppose aussi que ces activités ne nécessitent pas une assistance technique étrangère, ni d’ailleurs un transfert de technologie, l’expérience et le savoir-faire algériens suffiraient à l’exercice de ces activités qui ne nécessitent pas d’investissements significatifs. A mon avis, ce sont des activités qui supposent une expertise certaine, être agent consignataire ne s’improvise pas courtier, commissionnaire ou groupeur-dégroupeur non plus.
Je reviens au groupeur-dégroupeur et aux commissionnaires. Dans ces deux métiers, nous avons besoin d’expertise étrangère de même que d’entreprises étrangères car pour être efficace, il faut disposer d’un réseau mondial. Il faut, en tant que commissionnaire, être capable de ramener une marchandise de Changsha en Chine à Djelfa en Algérie. Il y a une différence entre dire pouvoir le faire et le faire. Il faut avoir un réseau en Asie du Sud-Est d’où nos produits manufacturés proviennent. Et vous savez quoi, nous passerons toujours par les mêmes et au lieu de transférer des dividendes nous transférerons le prix du service, et au lieu que ces entreprises investissent et recrutent en Algérie, elles iront investir à côté de chez nous.
Vous dites que ce texte exécutif contredit la loi abrogeant la règle des 49/51 relative aux IDE, pensez-vous que cette frilosité vis-à-vis des armateurs étrangers qui sont largement dominants dans le transport maritime, est mue par un souci de protectionnisme ou est-ce une décision qui n’a pas été minutieusement et mûrement réfléchie ?
Les armateurs étrangers ne sont pas largement dominants mais juste dominants en Algérie. L’abrogation du 49/51, en le réservant à certains secteurs apportait une ouverture aux investissements étrangers en réservant certains secteurs stratégiques à l’obligation d’avoir une partie du capital algérien, ceci dans le souci de contrôler ce qui est vital pour l’Algérie, les ports et aéroports, le secteur de l’énergie et du pharmaceutique. Cela est compréhensible et souhaitable mais les auxiliaires ne sont pas des activités stratégiques pour l’économie nationale, qu’elles soient réalisées par un algérien ou un étranger ne changera rien. Au lieu de donner les moyens aux algériens de gagner des parts de marché en Algérie et à l’étranger, nous passons toujours par la facilité soit prendre le marché par la force de la loi, en misant sur le fait que ce bénéfice passera automatiquement d’une main à une autre, ce qui est économiquement faut.
En effet, c’est du faux protectionnisme. Comment justifier que l’agent du navire doit être algérien alors même que le projet du grand port maritime se fera en partenariat avec un étranger, alors même que des partenariats existent dans l’énergie et le pharmaceutique.